Il y a eu cette fameuse polémique autour de l’expo-performance Exhibit B de l’auteur sud-africain Brett Bailey. Une œuvre dénonçant le colonialisme et l’esclavage et aussitôt accusée de racisme, parfois violemment, car reproduisant les zoos humains de triste mémoire qui illustraient les expositions coloniales (notamment) du début du XXième siècle.
Personnellement, je n’ai pas vu cette exposition et je le regrette. Je suis prêt à parier d’ailleurs que la grande majorité de ceux qui réclament son interdiction ne l’ont pas vue non plus. Pour ma part, je suis généralement très réservé au sujet de la censure. J’estime que c’est à chacun de construire son opinion, surtout en matière d’expression artistique, étant entendu que personne n’est obligé d’aller voir une pièce de théâtre, un film ou une exposition et que chacun est libre d’en penser ce qu’il veut. Évidemment, à moins de ne s’en tenir qu’à l’intérêt suscité par le seul sujet, il est naturel et fréquent de rechercher l’avis de ceux qui sont passés avant soi. En l’occurrence, ce que j’en ai lu ici ou là n’était pas franchement négatif et, par ailleurs, ce genre de sujet m’intéresse vraiment.
Cela dit, je comprends tout à fait que l’on puisse être heurté par le procédé utilisé pour traiter d’un sujet qui ne laisse pas indifférent, qu’il s’agisse, comme ici, de l’histoire coloniale ou, comme d’autres fois, de religion, de sexisme ou de rapports sociaux. Liste non exhaustive car les batailles d’Hernani font partie de notre longue tradition polémique. Ce que je n’accepte pas, c’est qu’on prétende m’interdire d’en juger par moi-même.
C’est évidemment autre chose que d’exprimer un avis et d’argumenter en fonction de sa propre sensibilité. C’est en particulier ce que fait le Yéti dans une brève parue dans Politis. Mais ce qui est intéressant, et même très surprenant, ce ne sont pas tant les avis exprimés que l’un des arguments utilisés pour disqualifier les défenseurs de l’œuvre en question. Un truc du genre : t’es pas Noir, mec, t’as rien à dire. En d’autres termes, vous êtes Blancs et occidentaux, donc vous n’êtes pas qualifiés pour parler de racisme, de colonialisme ou d’esclavage. Il paraît même que le faire serait condescendant et aussi — ne nous privons d’aucun plaisir — paternaliste. Si !
Il est vrai que nous sommes nombreux dans ce pays à compter parmi nos aïeux quelques bons bourgeois bien gras, bordelais ou nantais, notamment, que le commerce triangulaire a enrichi. Ce serait uniquement pour se donner bonne conscience, la jouer peuple, que nous pourrions évoquer le grand-père loué à l’âge de 9 ans dans les fermes du sud de la France pour échapper à la misère de son Italie natale, ou ces autres devenus mineurs de fond à l’âge de 12 ans dans les houillères du Nord ou cette grand-mère placée chez des bourgeois parisiens comme domestique et cuisinière. Nous, l’exploitation de la misère et le mépris des possédants, forcément, on peut pas connaître, on est Blancs et Européens. Pourtant, ça aide bien quand même pour comprendre ce par quoi d’autres peuples sont passés et passent encore aujourd’hui : le rejet et le mépris engendrés par l’ignorance et les fantasmes. Tout le monde n’a pas oublié d’où il vient et ça motive parfois la solidarité que l’on souhaite exprimer envers les exploités et les opprimés.
Et qu’on ne vienne pas me dire que ce n’est pas comparable. Comme si, pour ressentir l’abjection de l’esclavage, il fallait avoir dans son arbre généalogique au moins un ascendant venu d’Afrique aux Antilles, enchainé au fond d’une cale infecte. Comme si, pour refuser le racisme, il fallait obligatoirement en être victime, c’est à dire juif, noir, maghrébin, etc. D’ailleurs, je ne voudrais pas faire de mauvais procès mais il me semble que tenir ce genre de raisonnement, quelque part, c’est aussi une forme de racisme. Il me semble également que ce raisonnement est du même acabit que celui qui consiste à relativiser les droits des uns et des autres au motif de leur culture d’origine, de leur religion, etc. Ainsi, les femmes ne sauraient prétendre à l’égalité avec les hommes, au respect de leur personne et de leur intégrité physique car ce sont des concepts occidentaux, de riches, quoi, qui ne connaissent rien aux réalités exotiques. Ainsi, les homosexuels qu’on pourrait torturer et massacrer à sa guise car Dieu désapprouverait leur existence. On continue ?
Il se trouve que je crois en l’universalité des Droits de l’Homme et que je ne vois pas le monde au travers du prisme des différences de culture, de couleur de peau, de sexe ou de religion. Je crois que nous vivons une époque de grande confusion où les idées les plus généreuses sont systématiquement galvaudées, détournées, vidées de leur substance pour tromper ceux qui ne se donnent pas le temps de la réflexion, de prendre du recul, ceux qui s’en tiennent aux apparences, à l’affect, à l’émotion de l’instant, afin de mieux les dresser les uns contre les autres et se battre contre leurs propres intérêts.
Ici, je crois sincèrement que chacun devrait plutôt se réjouir que des gens s’unissent pour lutter contre les idées les plus viles, contre l’imagerie d’un passé dont ils veulent révéler les zones d’ombres et les aspects les moins reluisants et pour œuvrer pour notre bien commun et pour notre vivre ensemble. Au lieu de quoi, on voudrait nous renvoyer à ce contre quoi nous nous battons : les différences de peaux, de cultures, de « communautés »…
A croire que la bêtise n’en finit pas de monter en puissance !