Papeteries de Malaucène : 500 ans d’histoire et des Hommes jetés… à la corbeille

C’est en avril 1547 que le premier moulin à papier fut créé à Malaucène par Pierre Salomé. Il était connu sous le nom de « Moulin du Bourg-Rossignol » et utilisait la force motrice du Groseau, un ruisseau jaillissant d’une résurgence (une fontaine vauclusienne) située un peu plus haut, dans un virage de l’actuelle route qui monte vers le sommet du Mont Ventoux.
On trouve près de la source, aujourd’hui, outre un restaurant d’assez bonne tenue, un petit parc ombragé, au pied de la falaise, où aiment à s’arrêter pour pique-niquer, ou simplement se rafraichir, les nombreux candidats à la célèbre ascension (ou descente), qu’ils soient en voiture ou à moto ou, bien entendu, à vélo. Cette dernière population constitue d’ailleurs, en toutes saisons, un effectif non négligeable des hordes pacifiques qui s’attaquent au « Géant de Provence ».

Pour en revenir à l’industrie du papier, c’est véritablement en 1554 que Jean Couturier, ayant pris le moulin en location, le fit prospérer au point que son nom est depuis lors associé à la naissance de l’industrie papetière de Malaucène.
Depuis, l’histoire de la papeterie à Malaucène est intimement liée à celle, avec un grand « H » et passablement mouvementée, du Comtat Venaissin.

Si, à l’origine, la production visait essentiellement à fournir du papier de correspondance ou pour l’imprimerie — et avec un certain succès puisque du papier de Malaucène a reçu l’agrément royal — au XIXème siècle commença la production de papiers spéciaux, notamment pour cigarettes. Ce dernier finira même par devenir la spécialité de l’usine avec une renommée mondiale. Elle fabriquait ces dernières années des bagues pour filtres de cigarettes. Elle appartient désormais au géant américain Schweitzer-Mauduit, leader mondial du papier à cigarette, qui vient de décider sa fermeture.

Tout cela est donc bien fini…

J’interviens aux Papeteries de Malaucènes — on dit aussi Malaucène Industries — depuis 2005, pour réaliser des inspections règlementaires comme je le fais depuis bientôt 20 ans dans toutes sortes de domaines industriels tels que la parfumerie, les cimenteries, la presse, la pétrochimie ou d’autres encore.
J’ai souvent eu la chance d’intervenir dans des usines qui avaient derrière elles une longue histoire et d’y rencontrer des gens qui en étaient porteurs, non sans fierté. C’est justement ce que j’aime dans ce métier. Il ne s’agit pas pour moi de me contenter d’une assez monotone analyse technique mais aussi et surtout, peut-être, de découvrir et de comprendre l’activité des sites que je contrôle. J’aime discuter, lorsque cela est possible, avec les techniciens et les ouvriers que je rencontre, de ce qu’ils font, à quoi sert telle ou telle machine, quel est le processus de fabrication de tel produit, d’où tout cela vient-il, etc.
Je dois dire que j’ai toujours eu des interlocuteurs passionnés, qui avaient fait leur l’histoire de l’entreprise à laquelle, souvent en dépit des vicissitudes de l’époque, ils étaient sincèrement attachés, avec la conscience que leur travail participait à sa prospérité et à sa renommée. Ce que d’ailleurs je comprends et respecte car j’éprouve, peut-être naïvement, le même sentiment à l’égard de la mienne. On peut peut-être appeler cela de la « noblesse ouvrière ».

Bien sûr, cela a été le cas aux Papeteries où mon interlocuteur, HD, m’a fait les honneurs de la place, allant même jusqu’à m’offrir un livre [1] relatant, en anglais, l’histoire du site. Sa fierté tenait aussi à la manière dont était organisé son service et aux technologies de pointe appliquées à la production. Et tout ceux dont j’ai fait la connaissance durant ces quatre années parlaient de « leur » usine avec cette même pointe de fierté.

Contrairement à l’idée que professent ceux qui réduisent le travail à un simple contrat qui définirait strictement tous les contours d’une activité professionnelle — un travail donné contre un salaire donné et puis basta ! — nous nous sentons co-propriétaires de l’entreprise qui nous emploie. D’ailleurs, on ne la désigne que comme « notre » entreprise ou « notre » société. On ne peut évidemment passer une bonne partie de sa vie dans une entreprise, et parfois une vie professionnelle entière, sans qu’elle finisse par faire partie de nous-mêmes, de notre identité, même si, souvent, il y a assez peu de reconnaissance en retour de la part de certains cadres et des actionnaires, qui savent cependant en jouer pour faire avaler des couleuvres toujours plus grosses.

L’annonce de la fermeture définitive de l’usine ne m’a que partiellement surpris. Depuis quatre ans, les « dégraissages » et les plans sociaux se sont succédés. A la fin de 2008, il était question d’arrêter la machine à papier (MAP dans le jargon local), ce qui s’est produit effectivement au printemps.

Depuis quelques années, une bonne partie du papier arrivait du Brésil où le groupe possède la plus importante usine à papier du monde. Il semble aussi qu’il était question d’ouvrir une ligne de production en tout point identique, mais plus moderne, en Chine.

Et on le comprend. Lorsque les manufacturiers prétendent prendre sur eux de ne pas répercuter les hausses des taxes sur le tabac, ça nous arrange bien, nous autres fumeurs, et on évite soigneusement de se poser des questions sur cette « générosité » qui sonne comme un pied de nez au gouvernement. Mais il n’est pas nécessaire d’avoir fait une école d’économie pour comprendre que ce manque à gagner doit être compensé : les actionnaires ont soif de dividendes les plus juteux possible. Alors installer des usines dans des pays moins regardants sur les problèmes environnementaux — la fabrication du papier, ça pue et ça pollue ! — sur les aspects sociaux, les conditions de travail et la rémunération des travailleurs, finalement, dans cette logique de profits, ça coule de source… comme le Groseau.
En fait, le tabac nuit à notre santé mais son commerce tue encore plus sûrement les emplois de nos compatriotes.

Il y a d’ailleurs là une de ces superbes hypocrisies dont notre société a le secret : la vente du tabac, pourtant désigné comme extrêmement nuisible, n’est pas interdite mais l’Etat ne cesse d’en augmenter la taxation, sous prétexte de santé publique, se goinfrant sur ce commerce morbide et précipitant un peu plus la désindustrialisation du pays pour motif de crise financière.

Encore 250 personnes envoyées au Pôle Emploi et près de 500 ans d’histoire industrielle passés par pertes et profits.
Car il n’y aura pas non plus de repreneur. Le groupe s’y oppose et pour cause : le candidat venait marcher sur ses plates-bandes. Comme quoi, le libéralisme ne s’accommode pas forcément de la concurrence, n’en déplaise à ses apôtres.

Ils auront mené une belle bagarre, les papetiers de Malaucène, comme les Conti, ceux de Molex, de New Fabris et d’autres dont on parle moins. Ils pourront se consoler en écoutant les déclarations lénifiantes d’un gouvernement qui se la joue Ponce Pilate tout en distribuant généreusement l’argent public sans imposer de contre-parties trop dures à ces malheureux groupes industriels et autres banquiers, lesquels continueront de s’enrichir sur notre dos pendant que nous crèverons la gueule ouverte, en essayant de rembourser la dette publique. Eux, seront bien à l’abri derrière leur bouclier fiscal, sous leurs parachutes dorés et sur leurs stock-options. Mais, au moins, on crèvera rassurés : le capitalisme refondé aura été sauvé.

Ça, c’est une bonne nouvelle !

Il n’empêche : je suis profondément triste pour tous ces gens que je ne connais pas forcément individuellement mais que j’ai croisés au cours de ces quatre années et dont, somme toute, j’ai partagé un peu la vie et les ambitions.
Je suis triste et furieux de voir le mépris dont ils sont victimes, eux comme tous les autres cités plus haut. Bien sûr, ce n’est guère surprenant, ce n’est pas une nouveauté, mais c’est chaque fois le même mélange de sentiments : la colère, la haine, l’incompréhension.

Et puis, je me dis que, au train où vont les choses, il se pourrait que demain ce soit mon tour. Après tout, les prestataires de service, quels qu’ils soient, ne peuvent prospérer que si leurs clients font de même. Or, une entreprise, dont l’histoire et le sort sont à ce point liés à ceux de l’industrie française, est elle aussi en danger.

Il me semble évident que le processus de casse de notre industrie, comme celui de nos services publics et de nos organismes sociaux, va au-delà de simples choix économiques dictés par une doctrine prétendûment libérale. C’est aussi et surtout un choix politique au service exclusif d’une classe sociale qui s’est arrogée tous les pouvoirs et qui ne craint plus (pas plus qu’elle ne la supporte) la contradiction. Aux riches toujours plus de richesse et merde aux petits.

Salut à vous, papetiers de Malaucène. Avec toute ma considération et ma solidarité.

Pour plus d’informations et soutenir la lutte de ces travailleurs, rendez-vous sur le site Le coin des Papetiers du Comité de soutien aux papetiers de Malaucène.